LA CULTURE DU VIDE OU L’ART DE NE RIEN DIRE
Il est 15h49, un horaire pénible, fatiguant et dénué d’intérêt. Trop tard pour prendre un thé, trop tôt pour commander une bière. Un entre-deux inutile et long. Dans la salle d’attente du médecin - à 15h50 désormais - le temps est long. Je dégaine alors mon téléphone et enfile mes sublimes airpods qui ont, à eux deux, plus de valeur que mon foie et mon rein réunis. Je pourrais jouer l’intellectuel de gauche, prendre un air intéressé et intrigué en hochant ma tête de façon pédante devant un podcast d’Arte, mais je fais le choix d’ouvrir Tik Tok.
Par Antoine GARDY, vu par Dall.E et @_sha8ae (Instagram)
Après une story-time, tout à fait intéressante, d’une jeune femme racontant la manière dont elle a uriné sur son crush pendant leur premier rapport sexuel, je tombe par hasard sur un groupe de garçon, très musclés et torses-nus en train de danser sous la pluie. Les mâchoires sont saillantes et le muscule bandé par la bruine. Je me remets d’abord en question quant au choix de mon algorithme, la petite voix dans ma tête siffle et gronde : « Cinq ans d’études de lettres Antoine, cinq ans ! et tu te retrouves devant ça. La prochaine étape ? Tu postules en stage à TPMP ». Je joue l’inspecteur gadget, examine le compte à la loupe et eurêka : toutes les vidéos sont similaires. Même musique, mêmes pas de danse. Alors oui, on change de lieu, parfois, mais la recette reste la même. Mes yeux ne veulent pourtant pas décélérer, je reste bêtement statique devant ces tonnes de muscles qui défilent devant moi. Je me ressaisis alors. La vieille d’à côté louche sur mon écran et me prend sûrement pour un pervers, le fou de la mégalopole qui bave devant des mannequins russes. En même temps, elle n’a qu’à regarder ailleurs, elle est gonflée, faut pas me prendre pour… Attends, cinq cent mille likes pour ça ? Je regarde à nouveau la vidéo, pensant naturellement avoir manqué quelque chose, une information. J’ouvre la section commentaire (avec mon index, comme un boomer). Ce fut comme une apparition : des groupies, en élevage, aussi excitées que le RN avant la dissolution de l’Assemblée Nationale. Evidemment, les compliments tombent en masse, et je vous passe les différentes références scabreuses et expressions de fantasmes tordus. Un commentaire trône cependant : « Ouais bah c’est la culture du vide quoi ». Culture du vide ? Comme la diagonale ?
La culture du vide peut, tout d’abord, se caractériser par une consommation excessive de contenu. Toujours plus de vidéos, de photos, d’interviews bien souvent éloignées de la réalité. Car dans la culture du vide, on montre bien souvent ce que l’on souhaite, en triant, sélectionnant une facette à montrer au grand public. Le plus troublant sûrement, c’est la question de l’estime de soi, que soulève bien évidemment cette culture. Apparaît alors un hiatus : on ne cultive pas rien, dans cette « culture du vide », mais plutôt une image que l’on crée savamment. Un narcisse des temps modernes donc, qui trouve dans le regard de l’autre un plaisir certain : celui d’exister et d’être reconnu. Car choisir une partie de soi à montrer, c’est avant tout avoir du contrôle, ou du moins son illusion. Comme on l’a compris, la culture de soi trouve ses fondements sur une illusion, et plus largement un fantasme inépuisable. Et j’ose même poser ces termes : il est presque touchant de voir que l’émergence de cette culture – apparue à l’ère des réseaux sociaux – est avant tout une recherche d’idéal, une quête vers un « je » unique et singulier, qui saura se distinguer des autres sans pour autant déroger aux canons esthétiques. Dans cette recherche du beau réside donc le souhait de plaire, certes, mais ne peut être restreinte à un « moi » égotique et égoïste. En outre, la culture du vide tend à une connexion, un lien vers les autres à travers un prisme individuel.
Il est évident que cette monstration de soi rapporte. En plus de redéfinir les codes sociaux et esthétique, cette culture de soi est un véritable vecteur économique. Pourquoi s’en priver après tout ? Ils sont beaux, jeunes – le plus souvent, et blancs, aussi. Beauty privilège, me direz-vous, plus communément nommé « le privilège de la beauté ». En somme, l’équation est simple : tu es beau, les algorithmes fonctionnent et les vus tombent. Le beau rapporte gros même : les invitations, partenariats, plateaux télé… tous essaient d’avoir leur part de la pomme dorée.
Mais le point névralgique réside sans doute dans la notion de « contre-culture ». Car ce culte de l’image – qui n’est pas nouveau, pensez à l’Antiquité, aux représentations statuaires ou picturales – s’érige probablement en réaction face à une intellectualisation de la substance. L’image est plus visuelle, accessible, et ne donne pas à réfléchir en profondeur. En somme, elle s’intègre très facilement et tout le monde trouve son compte. Cette culture a toujours été présente sur les réseaux sociaux, rien de nouveau sous le soleil. Mais les médias et chaînes de télé portent un tel engouement autour de cet art du « rien » qu’il est désormais difficile de le contourner. Prenons l’exemple de Konbini, portant un intérêt tout particulier pour les memeurs en tous genres ; à une époque où la parole est saturée, perd en valeur et en consistance, la culture du vide, comme présentée dans les médias, piétine un peu plus ce temps de parole précieux.
Vague et ombrageux demeure ce concept. Entre quête d’estime, quête de soi, enjeux économiques et sociaux, la culture du vide n’est finalement pas si vide, mais porte probablement nos idéaux et nos fragilités – en plus du capitalisme, ça ne change pas. On capitalise sur son physique, sur une parlure particulière ou même un accent. Puis la mécanique se répète : on ne change pas les ingrédients de la recette aux vues, et trente vidéos sont publiées. Je me souviens d’une réponse d’un.e inconnu.e sur Tik Tok, formulée à partir d’un commentaire que j’avais écrit : « Tu critiques, mais tu es juste jaloux. Si tu étais aussi beau, tu utiliserais sûrement ton capital beauté pour en capter tous les bénéfices (…) ». Deux choses ont été ici mis en exergue : premièrement, je ne suis visiblement pas répertorié dans l’annuaire des fantasmes masculins. Bon, soit. Deuxièmement, je n’ai pas l’âme d’un entrepreneur non plus. Dure journée me direz-vous, mais, finalement, si j’avais la mâchoire carrée et rentabilisé mon abonnement à la salle de sport – que je n’ai pas résilié depuis six mois, aurais-je tenu le même discours ? Probablement pas, il faut savoir faire preuve (parfois) d’honnêteté. Car en effet, l’argent facile (à une époque où j’hésite à interroger ma banquière pour savoir, si oui ou non, je devrais prendre ce foutu coca en terrasse) intéresse tout le monde. Car il est aussi difficile d’échapper aux discours moralisateurs des pseudos-entrepreneurs de Tik Tok, qui nous font culpabiliser de ne pas avoir investi dans… oui, vous savez les… Non, personne ne sait vraiment dans quoi ils investissent, les diagrammes Canva forgent l’illusion du grand économiste. Je m’égare, mais le corps rapporte, et il serait difficile de juger sans choir dans la posture de l’intellectuel méprisant de droite (et quelle dichotomie).
Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas tant de blâmer la culture du vide que d’interroger ses enjeux. Car si ce contenu attire, c’est qu’il propose une nouvelle forme de divertissement et ne serait que le reflet de préoccupations communes, toutes articulées autour du corps, de la mise en scène de soi et de l’image. Vouloir du divertissement facile après les épisodes politico-sociaux difficiles de cet été, est-ce un drame après tout ? Après ce billet de boomer réac’ (l’index utilisé pour pianoter sur mon téléphone ne trompe personne), il ne reste plus qu’à espérer que Konbini ou Quotidien m’appelle pour parler de mon billet qui ne parle de… rien, finalement.
Par Antoine GARDY, 5 novembre 2024