VISIONNAIRE: YOHJI YAMAMOTO

Par Coline LEROY, ©Getty

S’il existait quelques mots pour décrire Yohji Yamamoto et son travail, ça serait sûrement: Noir Japon, existence lumineuse.

Tokyo, 1943. Yohji Yamamoto naît dans une ville marquée par les conséquences de la guerre. Son père est tombé au front, et sa mère, couturière, élève seule son fils dans le quartier modeste de Shinjuku. Yohji observe les mains de sa mère travailler, transformer des morceaux de tissus en vêtements. Il ne le sait pas encore, mais cette image restera gravée en lui, se répercutant bien plus tard dans son œuvre.

Enfant taciturne, il grandit avec une profonde mélancolie. L'après-guerre est un temps difficile, marqué par la reconstruction du Japon et l'influence croissante de l'Occident. Yohji, lui, trouve refuge dans les livres et dans les vêtements que sa mère coud pour faire vivre la famille. Adolescence rebelle, il fuit la mode, la considère comme superficielle. Il ne se voit pas héritier de l'atelier de couture maternel. À ses yeux, la société est plus vaste, plus rude, et il veut s’y inscrire d’une autre manière.

Les années 1960 arrivent. Yohji, désormais jeune adulte, poursuit des études de droit à l'Université Keiō. Mais très vite, le vide qu'il ressent dans ce milieu bourgeois et conservateur le rattrape. Le droit ne lui parle pas, il cherche autre chose. Sa mère, témoin de son désarroi, lui propose de l’aider dans son atelier. Yamamoto accepte, presque par défaut. C’est alors que la mode entre définitivement dans sa vie.

Travailler avec sa mère réveille quelque chose en lui. Il y a là, dans le tissu, une manière d’exprimer ce qu’il n’arrivait pas à formuler. Le noir, la matière brute, la texture, tout devient une extension de son être. En 1966, il abandonne le droit et intègre l'école de mode Bunka Fukuso Gakuin à Tokyo. La mode devient son refuge, mais aussi son champ d’expérimentation. Il se rend compte que les vêtements sont bien plus qu'une parure ; ils sont une seconde peau, un langage en soi.

Fort de son diplôme, il fonde sa propre marque, Yohji Yamamoto Inc. Mais il ne veut pas créer pour plaire. Il veut bouleverser. Contrairement à ses contemporains qui flirtent avec le glamour ou la féminité exacerbée, lui prend le contre-pied. Ses vêtements sont amples, asymétriques, souvent noirs, avec une aura de mystère. Il remet en question l’idée même de la silhouette féminine, refusant les coupes qui épousent le corps. Pour lui, le vêtement doit donner une liberté totale au corps, sans le contraindre. Ses premières collections à Tokyo intriguent, mais elles ne trouvent pas immédiatement leur public.

Paris. Le grand saut. Yohji Yamamoto présente sa première collection dans la capitale de la mode. Aux côtés de Rei Kawakubo, fondatrice de Comme des Garçons, il choque le milieu. Ensemble, ils incarnent ce qu’on appellera bientôt « l’esthétique japonaise ». Leurs vêtements semblent en opposition directe avec le chic parisien raffiné et structuré. Les coupes sont déstructurées, les tissus délavés, les ourlets effilochés. On les accuse de proposer des « haillons » de luxe, mais ce que les critiques ne comprennent pas encore, c'est que Yamamoto déconstruit volontairement la notion même de mode. Il ne cherche pas à séduire, mais à provoquer une réflexion. Et il y réussit.

Pour Yohji, le noir devient une couleur de prédilection. Il ne la considère pas comme une absence de couleur, mais comme une palette infinie de nuances. Le noir incarne pour lui l’élégance, la modestie, mais aussi une forme de protection. Il dit souvent que le noir permet de se fondre dans la foule, d’effacer l’ego, tout en restant sophistiqué. Il crée des vêtements pour des femmes fortes, indépendantes, qui ne cherchent pas à séduire par des artifices, mais par leur présence.

Dans les années 1980 et 1990, Yohji Yamamoto devient une icône internationale. Il impose son style à travers le monde, mais refuse de se laisser enfermer dans un carcan. Son approche est minimaliste, mais profondément poétique. Il dit souvent qu’il ne crée pas de la mode pour suivre les tendances, mais pour explorer le temps. Le temps est un concept essentiel dans son travail. Ses vêtements ne cherchent pas à être actuels ou intemporels ; ils existent hors du temps. En créant des pièces qui défient les conventions saisonnières, il cherche à capturer l’essence même de la durée.

Les collaborations marquent également son parcours. De sa ligne « Y’s » à des projets avec des marques comme Adidas pour la ligne Y-3, Yohji Yamamoto ne cesse de réinventer les frontières entre la mode et le sport, le luxe et le streetwear. Sa capacité à allier l’avant-garde à l’utilitaire fait de lui un créateur visionnaire, en perpétuelle évolution.

Mais derrière le succès, il reste un homme hanté par des questions existentielles. Yamamoto, tout au long de sa carrière, a exploré les notions de vieillissement, de mort, de mémoire. Il a souvent évoqué la disparition de son père et l’influence de cette absence sur sa manière de percevoir le monde. Ses collections portent en elles un dialogue entre passé et futur, entre tradition et modernité.

Yohji Yamamoto est aujourd'hui reconnu non seulement comme un maître de la mode, mais également comme un innovateur dont l'impact résonne au-delà des podiums. Ses créations continuent d'influencer une multitude de designers émergents qui cherchent à repousser les limites de la mode traditionnelle. Des maisons comme Maison Margiela et Ann Demeulemeester s'inspirent de son approche déconstructiviste et de son audace à mêler le conceptuel à l'esthétique. Sa capacité à défier les normes de beauté et de féminité a ouvert la voie à une nouvelle génération de créateurs qui explorent l'identité, le genre et la fonctionnalité dans leurs travaux.

La pertinence de l’œuvre de Yamamoto s’étend également à la manière dont il aborde des thèmes universels comme le vieillissement, la mémoire et la résistance au passage du temps. Ses vêtements, porteurs d'une certaine mélancolie et d'une introspection profonde, invitent ceux qui les portent à réfléchir sur leur propre existence. Dans un monde où la mode est souvent éphémère et dominée par la tendance, Yamamoto réussit à créer un dialogue intemporel, où chaque pièce raconte une histoire, invite à l'exploration de soi et à la redéfinition des conventions.

Dans le contexte actuel, marqué par une quête de sens et de durabilité, l’héritage de Yohji Yamamoto est plus pertinent que jamais. Sa vision artistique, qui marie l’avant-garde à des réflexions philosophiques, fait écho à la volonté croissante de repenser la mode au-delà de la consommation rapide. En intégrant des pratiques durables et éthiques, les créateurs s’inspirent de son approche pour réinventer le rapport à la matière et à la production. Sa carrière invite à envisager la mode non pas comme un simple moyen de se vêtir, mais comme un art, une forme d’expression et un vecteur de réflexion sur notre rapport au monde.

En somme, l'héritage de Yohji Yamamoto réside dans sa capacité à transformer le vêtement en un médium d'expression artistique, où chaque pièce devient une invitation à penser, ressentir et réagir. Son influence perdure, incarnant une vision de la mode comme une quête perpétuelle de beauté, de profondeur et d’authenticité, au-delà des tendances et des impératifs commerciaux.

Coline LEROY, 9 octobre 2024